Actiris

[ou Sur le Travail; genre anatreptique]

Personnages du dialogue

SOCRATE, EMPLOYE D’ACTIRIS

EMPLOYE

Au suivant !

SOCRATE

Oui, c’est moi.  Bonjour monsieur. 

EMPLOYE

Carte d’identité s’il vous plait. 

SOCRATE

Voici monsieur.

EMPLOYE

Votre dossier n’est pas très glorieux, chômeur depuis très longtemps et en dehors de quelques traces de missions citoyennes c’est le néant. Aucune trace d’un quelconque diplôme ou de formation.  Quant à la section compétences, c’est le sommet !  Vous vous déclarez ignorant…  Ca ne sera pas évident de vous trouver un travail, M. Socrate, pourtant c’est ce que vous devez faire !

SOCRATE

Ah fort bien, mais je voudrais alors savoir de quel genre de travail vous parlez, car je ne doute pas un instant que vous ayez pu me traiter de fainéant.  C’eut été irrespectueux et il est clair que ce n’était pas là le sens de votre remarque. 

EMPLOYE

Ecoutez M. Socrate, ne feignez pas l’ignorance, tout le monde sait ce qu’est un travail ! 

SOCRATE

Je dois réellement être issu d’un autre temps pour ne pas le savoir alors, et sincèrement je ne demande qu’à être instruit.  Si tout le monde le sait, j’imagine aisément que c’est une notion fort bien connue qui ne vous demandera pas beaucoup d’efforts pour me l’enseigner… 

Dites-moi donc ce qu’est un travail ?  

EMPLOYE

Le travail est une activité qui vise à produire quelque chose et qui va vous donner un salaire, une rémunération.   Vous devez trouver un employeur ou lancer votre propre activité. C’est important pour participer à la vie en société. 

SOCRATE

Pourquoi ?  Est-il nécessaire d’avoir un travail ? 

EMPLOYE

C’est évident !  C’est bénéfique pour vous et pour la société.

SOCRATE

Les gens sensés ont donc un travail ou en cherchent un ?

EMPLOYE

Bien sûr !

SOCRATE

Or les gens sensés ne sont pas ignorants. 

EMPLOYE

Il me semble que c’est ça l’idée.  Allez M. Socrate, s’il vous plait, on en revient à notre dossier. 

SOCRATE

Attendez, votre rôle n’est-il pas de faire en sorte que je cherche un emploi ?

EMPLOYE

Si, et je n’ai pas toute la journée !

SOCRATE

Eh bien quoi jeune homme !  Si vous admettez que les gens sensés cherchent un travail s’ils n’en ont pas et que les gens ignorants n’en cherchent pas.  Et si votre rôle est de me convaincre à chercher un emploi, il faudra donc que vous m’enseigniez la sagesse, car lorsque je ne serai plus ignorant, je chercherai un emploi.  Commençons s’il vous plait et répondez donc à mes questions.  

EMPLOYE

Soit, mais rapidement… 

SOCRATE

Pensez-vous qu’un homme sensé fasse ce qui est bon ou ce qui est mal ? 

EMPLOYE

Ce qui est bon.  

SOCRATE

Et l’injustice est-elle une bonne chose ?

EMPLOYE

Une mauvaise, sans aucun doute !

SOCRATE

L’homme sensé devra donc également faire les choses justes, car ce sont les choses justes qui sont bonnes, et les choses injustes qui sont mauvaises ?

EMPLOYE

Je ne vois rien à y redire. 

SOCRATE

Il ne peut pas exister une chose à la fois bonne et mauvaise ?

EMPLOYE

Non, c’est clair.

SOCRATE

Dès lors on ne peut pas imaginer qu’une chose soit à la fois bonne et à la fois injuste, car l’injustice est mauvaise, et de la même manière, la chose ne pourra pas être mauvaise et juste.  Ainsi le juste et le bon sont donc des synonymes. 

EMPLOYE

OK M. Socrate, mais dites-moi qu’est-ce que cela a à voir avec notre histoire ?

SOCRATE

Mais je pense que c’est bien le cœur de la question, car si un homme sensé cherche un emploi c’est parce qu’exercer un travail est bon, il faut également qu’exercer un travail soit juste ? 

EMPLOYE

Oui. 

SOCRATE

Mais donc si le travail consiste à produire quelque chose en échange d’un retour financier, et qu’exercer un travail est juste, l’est-ce parce que quelque chose est produit ou parce qu’il y a rémunération ou bien est-ce la combinaison des deux qui rend la chose juste ?

EMPLOYE

Je pense que c’est la combinaison des deux.

SOCRATE

Ainsi, recevoir un salaire pour ne rien produire n’est pas juste !

EMPLOYE

Certainement pas !

SOCRATE

Mais si, pour des raisons de santé, quelqu’un est inapte à produire, n’est-il pas juste qu’il reçoive de la part de la collectivité de quoi subvenir à ses besoins ?

EMPLOYE

Il s’agit là d’un cas où cette personne ne choisit pas ce qui lui arrive.  Il ne me semble pas que vous soyez dans ce cas-là M. Socrate !

SOCRATE

Soit, mais si cette exception ne fait, pour vous, que confirmer la règle, me voilà fort embêté de constater que mon ignorance est plus profonde que je ne le croyais.  Mais je me rassure, car tout porte à croire que je me trouve face à un expert du sujet. Il vous sera facile alors de m’éclairer sur le point suivant.  

Si un homme passe son temps à cuisiner pour des gens sans revenu et qui donc n’a pas d’autre choix que de le faire de manière bénévole, les démunis ne pouvant rien lui donner en retour de ses services ?  Est-ce là donc un mauvais choix ?  

EMPLOYE

Non, s’il peut se le permettre.  Mais notez, M. Socrate qu’il ne devra pas prétendre aux allocations !

SOCRATE

Car sinon cela deviendrait injuste et donc un mal ?

EMPLOYE

Certainement !

SOCRATE

Ainsi donc cette personne qui produit des repas pour les démunis ferait quelque chose de juste en n’étant pas payée pour ce qu’il fait ? 

EMPLOYE

C’est bien ce que j’ai dit… 

SOCRATE

Mais cette personne a choisi cette activité, pensez-vous que ce soit par ignorance ?  

EMPLOYE

Non, rien ne l’indique

SOCRATE

Et si cet homme n’est pas ignorant, qu’il sait donc ce qui est juste et ce qui est bon, nous savons donc qu’il ne choisira pas la voie de l’injuste et du mal.  

EMPLOYE

Effectivement, c’est ce que nous avons dit.  

SOCRATE

Donc en choisissant de dédier son temps à faire du bénévolat plutôt qu’à exercer un métier, cet homme a fait le bon choix ?

EMPLOYE

J’aurais maintenant bien du mal à défendre l’inverse. 

SOCRATE

Par Zeus, nous avons donc trouvé deux exceptions à la règle ! Dans un cas, il est juste de recevoir une allocation sans travailler et dans l’autre il est juste de produire à condition de ne pas être rémunéré !  Il nous faut examiner cela pour arriver à donner une définition correcte du travail, ou admettre qu’il n’est pas bon de travailler !

EMPLOYE

Mais personne n’envisage sérieusement qu’il soit mauvais de travailler, enfin !  Que deviendrait notre ville si personne n’en collectait les déchets, si les médecins ne s’appliquaient pas à soigner ses citoyens, si le boulanger ne cuisait pas le pain pour tout le monde ?  S’il était mauvais de travailler, nous devrions retourner à l’état sauvage, impuissants faces aux bêtes féroces et exposés à la souffrance que la civilisation nous permet d’éviter.  

SOCRATE

Je suis de votre avis, et je pense donc qu’il faut revoir la définition du travail.  

EMPLOYE

Mais je ne vois pas ce qu’on pourrait dire alors !

SOCRATE

Nous n’avons pas considéré encore la nature de l’activité. Si le travail est bon, l’est-il, quelle que soit la nature de l’activité exercée ?  Ou bien y a-t-il des activités qui font que le travail est bon et d’autres non ?

EMPLOYE

Je le pense, il faudrait donc que le travail soit l’exercice d’une activité utile à quelqu’un ?

SOCRATE

Mais l’utile est ce qui génère le bien ?

EMPLOYE

Sinon ce serait inutile effectivement… 

SOCRATE

Parce que le bien est utile ?

EMPLOYE

Il n’est certainement pas inutile !

SOCRATE

Soumettons cette nouvelle proposition à l’examen et analysons le cas d’un producteur de cigarettes.  Peut-on dire que s’il produit et vend plus de cigarettes c’est utile à l’actionnaire ?  

EMPLOYE

C’est ainsi qu’on l’évalue habituellement… 

SOCRATE

Pourtant vendre des cigarettes fera du mal à ceux qui les fument. 

EMPLOYE

On doit le reconnaitre… 

SOCRATE

Et il ne peut exister de choses qui soient à la fois bien et mal.  Ici de même, peut-on réellement dire que cela soit utile à l’actionnaire comme la plupart des gens l’évaluent ?  Il me semble que nous avons entendu qu’un homme sensé choisit le bien.  L’actionnaire d’une entreprise de tabac, en finançant les maladies des autres, agit à l’opposé d’un homme empreint de sagesse.  

Ce qui lui sera utile pour faire le bien serait de la lui enseigner, ou à défaut, d’empêcher qu’il puisse faire encore plus de mal par ignorance.  Il n’est pas bon, en effet, de fournir des armes à de mauvaises gens, ni d’augmenter le pouvoir des marchands de tabac.  

La multitude se trompe donc beaucoup en pensant que le bien de l’actionnaire s’évalue au regard des performances financières de son capital. 

EMPLOYE

M. Socrate, c’est à vous de m’éclairer alors, vendre des cigarettes n’est donc pas un travail ?  

SOCRATE

Puisque nous avons admis qu’un travail est juste, alors vendre des cigarettes n’est pas un travail, car aucun homme sensé n’irait chercher à exercer ce genre d’activité.  Mais peut-être est-ce simplement que nous avons pris une mauvaise voie en définissant le travail de cette manière.  

EMPLOYE

Mais notre base de données est remplie de ce genre de propositions, tabac, pétrole, industrie alimentaire, conseil.   Mon travail à moi c’est de trouver quelqu’un qui puisse assurer la fonction.  Fais-je donc moi-même quelque chose de mal ? 

SOCRATE

Qu’en pensez-vous ?

EMPLOYE

Mais c’est ceci mon travail et je pense que c’est utile.  Ca l’est certainement plus que d’être chômeur !

SOCRATE

Mais que fait un chômeur ?  Passe-t-il réellement tout son temps à ne rien faire du tout et à rester chez lui sans bouger ?  Ne parle-t-il à personne et ne participe-t-il à rien ?  

EMPLOYE

Bien j’imagine qu’ils font des choses, ils passent leur temps… 

SOCRATE

Mais donc si un chômeur fait des choses, il peut en faire des bonnes et des mauvaises ou tout ce qu’il fait est forcément mauvais ? 

EMPLOYE

J’espère parfois des bonnes. 

SOCRATE

Mais quoi alors !  Vaut-il mieux un chômeur qui fasse des choses justes ou un employé qui en fasse des injustes ?  

EMPLOYE

Eh bien, soit, un chômeur qui fait les choses justes. 

SOCRATE

Mais s’il exerce l’activité de faire les choses justes, et d’après notre définition du travail, ce chômeur n’est-il pas en train de travailler pendant que notre vendeur de cigarettes ne travaille pas ? 

EMPLOYE

Je suis désolé M. Socrate, mais on arrive à la fin de notre entretien, je dois prendre la personne suivante. 

SOCRATE

Faites donc comme il vous semble, cependant, sans savoir ce qu’est un travail, j’aurai bien du mal à en chercher un.  

EMPLOYE

Oui, je comprends, ça va pour cette fois…  On se revoit le mois prochain.  Au revoir. 

SOCRATE

Au revoir. 

EMPLOYE

Au suivant !

CHOMEUR

Bonjour. 

EMPLOYE

Carte d’identité…  Pourquoi venez-vous ?

CHOMEUR

Je voudrais que vous m’aidiez à trouver un travail… 

EMPLOYE

Ah…  Et vous pensez que c’est la meilleure chose à faire ? 

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