Bons et mauvais géomètres

La moitié du temps peut être égale au double du temps.  C’est une des nombreuses thèses que Zénon d’Elée arrivait à soutenir.  Cette phrase peut faire bondir d’effroi, ou faire réfléchir en fonction de votre situation philosophique…  (Je ne dirais pas qu’il y a de bonne ou de mauvaise situation).

Zénon d’Elée, comme beaucoup d’autres présocratiques, n’est habituellement pas considéré comme un sophiste, mais bien comme un philosophe.  Et de fait, si cette phrase peut susciter des soupçons, c’est également le cas d’énormément de thèses philosophiques au cours du temps, et même bien longtemps après Socrate. 

D’un autre côté, la logique s’est formalisée et les mathématiques en sont un pur produit.  Cette force de la cohérence ne donne pas aux mathématiques la capacité de juger du bien ou du mal, mais il devient possible de discerner le « vrai » du « faux » à la lueur des règles logiques et des hypothèses de départ.  Ainsi, le résultat de Pythagore sur le triangle rectangle n’a pas encore été invalidé, et restera pour toujours correct dans les limites de l’espace euclidien. 

Cette force du raisonnement peut donner le vertige.  Les mathématiques sont arrivées à réfléchir et aboutir à des conclusions sur elles-mêmes : les théorèmes d’incomplétude de Gödel en sont un excellent exemple.  Et là encore, la véracité de ses conclusions ne sera pas mise en défaut.  

Le formalisme mathématique permet de manipuler la complexité sans perdre la cohérence globale du raisonnement grâce à la faculté d’arriver itérativement à des résultats complexes, mais vrais au sens des règles logiques très simples établies au départ.  C’est ainsi qu’on arrive à valider des hypothèses sur le fonctionnement de la nature en regardant la capacité de notre raisonnement à prédire les phénomènes observés.  La description mathématique de la nature arrive maintenant à décrire des phénomènes des dizaines d’années avant d’avoir même seulement la capacité de les observer.  

Au départ, philosophie, mathématiques et physique se confondaient. Progressivement on a établi des cloisons entre elles.  Ainsi, la philosophie n’a pas toujours cru bon devoir s’attacher à ce point à la force du raisonnement, car celui-ci n’est cependant pas arrivé au point de pouvoir manipuler l’irrationnel inhérent aux comportements humains, à la complexité de la vie, et il reste encore bon nombre de questions dont on sait déjà qu’ils ne rentreront pas dans la sphère de ce qui peut être traité par le raisonnement.  Cette tentative d’aller voir plus loin en fait également sa faiblesse et aujourd’hui, comme à l’époque, la différence entre un sophiste et un philosophe reste un jugement de valeur. 

D’un côté, si l’on traduit rigoureusement la phrase de Zénon en langage mathématique, on a 0,5 t = 2 t, ce qui n’est possible que si t = 0, d’où on voit bien qu’il y a un problème : quel sens y a-t-il à affirmer que le temps peut être égale à son double, lorsque justement aucun temps ne s’est écoulé ? 

De l’autre côté, certains verront au-delà du pur formalisme, et interpréteront les mots, le sens, la notion même de temps.  

Sauf que dans l’histoire, les seconds ont régulièrement abouti en péroraisons infinies, où une école remplace l’autre en fonction des courants historiques et culturels.  En fait, on a tout simplement quitté le domaine du vrai et du faux, là où, justement, il pouvait être d’une efficacité redoutable.  

Croire la thèse de Zénon relèverait d’un acte militant anarchiste de la pensée qui, s’il est doit exister pour sa contribution à la biodiversité culturelle, n’a pas encore acquis l’autorité nécessaire pour s’imposer à la logique.  Concrètement, il serait très dommageable que ces anarchistes chercheurs puissent empêcher les logiciens de faire fructifier leurs plantations.  

Cependant, on ne peut pas juger trop vite Zénon et ses disciples, car les mathématiques n’ont pas toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui. Si les conclusions logiques gardent indéfiniment leur véracité, les outils pour l’appliquer correctement se sont seulement développés bien après Zénon.  Ainsi, Aristote en tente une première formalisation après Zénon, comme de la même manière, Euclide suivra seulement Pythagore de plusieurs siècles, et on mettra encore plus de siècles à imaginer les premiers espaces (non euclidiens) où Pythagore n’aura enfin plus droit de cité.  

Dans le monde de Zénon et bientôt de Socrate, la géométrie est suffisamment avancée pour affirmer que Pythagore a raison, mais pas encore pour affirmer que Zénon a tort.  A ce moment, la science est encore incomplète.  A ce moment, les mathématiques ne donnent pas le vertige.  Il y a des bons et des mauvais géomètres, et c’est encore l’avis de l’un contre l’avis des autres.  

L’architecture informatique est la géométrie de nos ancêtres grecs.  Le fonctionnement d’un ordinateur suit des règles simples que les mathématiques manipulent à merveille, mais le tel niveau de complexité, à tous les échelons, n’a pas encore pu être couvert par les avancées logiques.  Aujourd’hui, l’architecture informatique d’entreprise n’est pas encore du domaine du vrai ou du faux. Les variables sont trop nombreuses. Pour le moment, il y a des bons et des mauvais architectes.  Pour le moment, c’est encore l’avis de l’un contre les autres.  Certain ont déjà raison, et d’autres pas encore tort.  

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